La Constitution de la République des Intérêts-Unis expliquée
à Maurice par l’académicien Atout.
[Extraits de Le monde
tel qu’il sera (en l’an 3000) par Emile Souvestre, publié en 1846]
« Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi
à M. Atout, qui occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis
sans rien écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien
professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui
permettait d’arriver sans marcher. Il se hâta donc d’achever sa correspondance
habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son appartement.
Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le
titre :
— Que tenez-vous là, dit-il, les fastes de la Convention française ?
— Oui, répondit Maurice, je relisais l’histoire de ces
stoïques audacieux dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les
sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de tant de
simplicité et de grandeur dans un seul mot : la foi !
L’académicien hocha la tête.
— En effet, dit-il d’un air capable, c’était alors le
puissant mobile, l’âme immortelle du corps social ; mais le temps a éclairé les
hommes ; nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l’avons rendu plus
facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible, mais
difficile à conduire ; les explosions amenaient toujours quelques désastres ;
aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus docile, et non
moins irrésistible.
— Vous la nommez ?
— L’intérêt. Notre constitution a été si heureusement
combinée, que les devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l’obligation de
rechercher en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel
contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme ; germes cachés,
souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de légalité pour les
développer et leur donner place au soleil. Aussi, aujourd’hui, le système
politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les besoins de l’homme vraiment
civilisé.
Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes
sociaux de l’époque. (…)…
Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers qui se
sont faits les intendants de la république, lui prêtent à la petite semaine, et
se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse tomber
que les petites pièces et retient toutes les grosses. L’État a insensiblement
mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les mers, les mines
souterraines et les transports aériens ; si bien qu’ils seraient les maîtres de
tout, si le fauteuil et les deux chambres n’étaient là ; mais leur pouvoir
entrave celui des banquiers, qui, à son tour, entrave le leur. Car là est le
sublime de notre organisation politique : tout se compense et se pondère. Le
char de l’État ressemble exactement à celui que l’on a découvert sur les débris
de l’arc de triomphe du Carrousel, à Paris ; tiré en sens inverse par quatre
chevaux de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l’empêche de
se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières.
— Mais non d’être écartelé, dit Maurice ; et, tôt ou tard, le
char se disloquera.
— Si nous n’avions pas une cheville magique qui consolide
tout, fit observer l’académicien.
— Et quelle est-elle ?
— La peur ! Autrefois, on mettait de la passion dans la
politique, mais aujourd’hui le progrès des lumières a fait disparaître ces
hommes de petite vertu qui tenaient à leurs idées et qui voulaient, à tout
prix, le triomphe de ce qu’ils regardaient comme la vérité ! On ne croit pas
plus à ce que l’on défend qu’à ce qu’on attaque. Les opinions sont des
logements à loyer dont on déménage dès qu’on en trouve un meilleur. Aussi les
luttes ont-elles plus d’apparence que de réalité : on se combat comme au
théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour occuper la
galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d’en recevoir ; les
adversaires d’aujourd’hui seront nos alliés de demain ; la cocarde que nous
sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau ; cette prévision tient lieu
d’indulgence, et si chacun tire d’un côté différent, c’est avec la modération
d’un coursier de fiacre payé à l’heure.
— Alors, je comprends, dit Maurice ; vous êtes à l’abri des
fièvres politiques, mais qui vous sauvera de l’indifférence ?
— Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous
que nous en soyons au temps où l’on demandait aux électeurs de payer leurs
députés ? Nous avons compris ce qu’une pareille prétention avait de
décourageant pour le zèle électoral, et nous l’avons retournée. Aujourd’hui,
c’est le député qui paye l’électeur ! Chaque nomination est soumise à la criée
publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste au
dernier enchérisseur. De cette manière, plus de pièges, plus d’intrigues ;
chacun débat ses conditions et sait ce qu’il a. Aussi faut-il voir
l’empressement des électeurs ! quelques-uns se sont fait porter mourants jusqu’aux
urnes du scrutin pour déposer leurs votes et en recevoir le prix. Grand exemple
de l’énergie de cette vie politique qu’entretiennent des institutions fondées
sur le seul principe vraiment social, le
dévouement à soi-même ».
PCC