La petite ville de Malmesbury est dominée par son imposante église paroissiale, vestige d’une ancienne et puissante abbaye dont la Dissolution voulue par Henry VIII a consacré la ruine : le monument, outre avoir été dessiné et peint sous tous ses angles par le grand Turner, abrite le cénotaphe d’Athelstan, premier roi d’une Angleterre unifiée ; au tout début du XIe siècle, c’est de la tour de cette église, alors abbatiale, qu’un moine nommé Eilmer, affublé d’ailes prolongeant ses bras et ses jambes, s’est élancé pour un des premiers vols humains connus sur une distance d’environ deux cents mètres avant de s’écraser au sol. Deux moines de Malmesbury sont considérés à juste titre comme des écrivains importants : Aldhelm, qui fut abbé du lieu avant de mourir évêque de Sherborne en 709 ou 710, et Guillaume, auteur de travaux historiques et hagiographiques dans la première moitié du XIIe siècle.
Mais Malmesbury peut également s’enorgueillir de compter au nombre de ses enfants le philosophe Thomas Hobbes, ainsi que celui-ci l’a raconté dans son autobiographie en vers ; d’ailleurs, toute sa vie, Hobbes devait se revendiquer de son appartenance locale, d’où le surnom de « Monstre de Malmesbury » donné par ses adversaires quand ils dénoncèrent sans véritable preuve son impiété et son athéisme. Aujourd’hui, c’est plutôt la dimension totalitaire de l’État, telle que la pensée de Hobbes en a dessiné les contours, qui revêt un aspect « monstrueux » sous la plume de certains commentateurs : même si faire de Hobbes un théoricien du totalitarisme constitue à tout le moins une exagération, sinon un contre-sens, il n’en demeure pas moins que la toute-puissance étatique, supposée protéger les êtres humains et même les libérer des contraintes que l’état de nature, aux dires de Hobbes, fait peser sur leur triste destinée, a, sous différentes latitudes et différents régimes, favorisé bien des errements ; d’autant que, parmi les hommes politiques qui défendent le libéralisme en matière économique, sociétale et culturelle, il en est certains qui n’hésitent pas à recourir à l’arsenal des outils les plus autoritaires, voire les plus répressifs, fournis par l’appareil d’État quand il s’agit de protéger moins l’ensemble des citoyens que les plus privilégiés d’entre eux.
A noter qu’au-delà de quelques exceptions notables, comme il s’est vu récemment en France à l’encontre des Gilets jaunes ou des membres des Soulèvements de la Terre, ces démarches autoritaires ou répressives n’ont plus besoin désormais d’emprunter, comme par le passé, les chemins de la violence physique : véhiculées jusqu’au plus profond de l’intimité de chacun par les outils technologiques, les consignes et injonctions ont repris à Hobbes le point fondamental de son analyse en quoi réside et qui préside à l’efficacité de leur formulation, à savoir la peur continuelle qui, chez tous les humains, leur inspire et même leur dicte leurs comportements.
Whatsoever therefore is consequent to a time of war, where every man is enemy to every man, the same consequent to the time wherein men live without other security than what their own strength and their own invention shall furnish them withal. In such condition there is no place for industry, because the fruit thereof is uncertain: and consequently no culture of the earth; no navigation, nor use of the commodities that may be imported by sea; no commodious building; no instruments of moving and removing such things as require much force; no knowledge of the face of the earth; no account of time; no arts; no letters; no society; and which is worst of all, continual fear, and danger of violent death; and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish, and short.
(Donc, les conséquences du temps de guerre, où chacun est l'ennemi de chacun, sont les mêmes que celles du temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre ingéniosité leur apporteront. Dans de telles conditions, il n'y a aucune place pour l’industrie parce que son bénéfice est incertain, et, conséquemment, pas d'agriculture ; pas de navigation, ni usage de marchandises qui pourraient être importées par mer ; pas de bâtiments spacieux ; pas d’engins qui permettent de bouger et de déplacer les biens qui nécessitent d’employer beaucoup de force ; pas de connaissances géographiques ; pas de mesure du temps : pas d’arts ; pas de littérature ; pas de société ; et, ce qui est pire que tout, une peur continuelle et le danger d’une mort violente ; bref, pour les hommes, une vie solitaire, misérable, pénible, brutale et courte).
Cet extrait du célèbre ouvrage publié sous le titre Leviathan (ch. 13) donne un parfait résumé de l’opinion pessimiste professée par Hobbes et constitue par avance la justification d’un État qui doit mettre ses efforts à dissuader, y compris par une forme de « terreur », tous et chacun de s’en prendre aux autres et à leurs biens ; mais il n’est pas question pour autant de créer ou de renforcer un esprit de communauté : il s’agit simplement de rassurer les individus sur la protection qu’ils sont en droit d’attendre de l’État. Cette notion même d’un libéralisme individualiste protégé par la puissance publique, c’est-à-dire une machine étatique fonctionnant surtout au profit des plus riches, mais largement payée par ceux-là mêmes qui n’ont souvent que peu à défendre, peut s’avérer choquante à bien des égards, surtout lorsque les plus démunis sont aussi ceux qu’un désengagement de cette même puissance publique amène à une sorte de déréliction ; mais elle reflète l’extraordinaire vitalité et la pertinence de la pensée hobbesienne dont elle est directement inspirée : la peur de perdre touche indistinctement les pauvres et les riches, indifféremment de ce qu’ils ont vraiment à perdre.
Quant à la dimension « terrorisante » de la machine étatique, en dehors de toute considération sur la nature démocratique, « illibérale » ou autoritaire des régimes politiques considérés, le diagnostic en est bien plus ancien que les théories de Hobbes : ainsi par exemple cette idée, sous couvert d’une étymologie au demeurant fallacieuse, figure déjà au IIe siècle après J-C dans l'Enchiridion de Sextus Pomponius, qui explique que, s’agissant de la cité, le terme « territoire » (territorium) désigne « l’ensemble des terres situées à l’intérieur des limites de cette cité, parce que les magistrats du lieu, dans les limites en question, ont le droit de terroriser, c’est-à-dire d’éloigner par la crainte (terrendi, id est summovendi jus habent) ceux qui viendraient à l’occuper sans autorisation.
De Sextus Pomponius jusqu’aux contraintes imposées lors de l’épidémie de Covid-19 en passant par le « Monstre de Malmesbury », ceux qui gouvernent par la peur, en particulier la peur de l’autre, ont encore de beaux jours devant eux !